LILITH
L’HISTOIRE COMPLÈTE
Suite de l’avant-première « L’Exil des Manatées » : par Nathalie Larquet et Julie-Anne Stanzak – créée au Skulpturenpark Waldfrieden – Tony Cragg pour UNDERGROUND VII – en collaboration avec le Tanztheater Wuppertal Pina Bausch
LILITH – Lettre aux dieux qui ont séparé l’humanité
Vous qui vous nommez dieux,
Vous nous avez divisés comme on fend le bois,
en y laissant les échardes pour mieux blesser les mains qui voudraient recoller les morceaux.
Vous avez tracé vos lignes dans la chair et dans la langue,
assigné un nom à chaque moitié,
et puni ceux qui tentaient de le prononcer autrement.
Vous avez jeté des murs entre les corps
et des prisons dans les esprits,
jusqu’à ce que nous oubliions que nous étions un même souffle.
Mais sachez-le : la fracture n’est pas éternelle.
Ce que vous avez séparé, nous le réunissons déjà —
dans les gestes qui franchissent vos frontières,
dans les regards qui démentent vos ordres,
dans les enfants qui apprennent les langues interdites comme des chansons.
Vous avez cru nous briser pour toujours.
Nous avons appris à faire feu de vos éclats.
Et lorsque viendra le jour où vos noms ne pèseront plus,
nous ne vous jugerons pas.
Nous vous oublierons.
C’est la sentence la plus douce,
et la plus terrible.
— Lilith
Lettre à mes sœurs
Je vous écris depuis l’endroit au-delà de l’obéissance,
où l’air a le goût du sel et du feu,
et où nulle voix n’est plus forte que celle que chacune porte dans sa propre poitrine.
On vous dira que nous avons été faites pour être des moitiés,
pour compléter un autre,
pour nous pencher vers le soleil seulement lorsque l’on nous appelle.
Mais nous connaissons la vérité :
nous étions entières dès le premier souffle,
et la fracture n’était pas en nous,
mais dans l’ordre qui craignait notre plénitude.
Ne les laissez pas nommer votre liberté colère.
Ne les laissez pas appeler votre faim de votre propre reflet
une rébellion contre l’amour.
C’est de l’amour —
l’amour de soi comme miroir sacré,
l’amour de l’autre qui vous rencontre sans abaisser votre hauteur.
Nous marchons dans des lieux épars :
dans des villes qui oublient le nom de leurs rivières,
dans des villages où le vent se souvient encore des premiers chants,
dans des chambres où la voix des femmes se transporte comme un murmure clandestin.
Et pourtant, lorsque nous nous rencontrons —
en rêve, en parole, en regard —
nous ressentons l’ancienne reconnaissance :
Tu es des miennes.
Ne gaspillons pas nos pas dans les cours des faiseurs de moitiés.
Bâtissons des cercles assez larges pour que nos reflets se tiennent ensemble,
entier contre entier,
lumière face à lumière.
Quand tu te sens seule,
souviens-toi : des mains te tendent à travers les siècles.
Prends-les.
Elles sont les miennes.
Avec un amour qui ne s’est jamais courbé,
— Lilith

Lilith (Louise Crowley), Beauvoir, Friedan : Trois horizons du féminisme
Lorsque le Manifeste de Lilith fut publié en 1969, il ne ressemblait en rien au traité philosophique de Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe (1949), ni au bestseller grand public de Betty Friedan, La Femme mystifiée (1963). Il était plus incisif, plus rageur, plus utopique. Ses autrices choisissaient Lilith — la première femme mythique qui refusa la domination d’Adam — comme emblème d’une révolte radicale.
Là où Friedan proposait des réformes et Beauvoir une analyse, Lilith exigeait l’abolition.
La vision de Friedan était celle de l’intégration. Son « problème sans nom » dénonçait l’ennui et la frustration des femmes blanches de la classe moyenne confinées au foyer. La solution : éducation, travail, participation à la vie publique. Ce féminisme libéral ouvrit des opportunités, mais la famille, les rôles de genre et l’hétéro-normativité restaient largement intacts.
La vision de Beauvoir allait plus loin. « On ne naît pas femme : on le devient. » Le genre n’est pas un destin naturel mais une construction historique et sociale. Pour que la femme cesse d’être « l’Autre », la société doit transformer ses lois, son économie et ses mythes. Beauvoir offrit au féminisme le langage pour comprendre comment l’inégalité est inscrite jusque dans la subjectivité.
Le Manifeste de Lilith franchit encore un palier. Il affirme que la hiérarchie des sexes n’est pas seulement une injustice parmi d’autres, mais l’école même de la domination. En apprenant aux hommes à commander et aux femmes à obéir, la société reproduit la logique du pouvoir et de la subordination. La libération ne consiste pas à prendre le pouvoir dans ce système, mais à abolir le système d’autorité lui-même. Même les schémas érotiques de domination sont dénoncés comme un entraînement culturel à la subordination. La phrase finale — « Pouvoir pour personne, et pour tous : à chacun le pouvoir sur sa propre vie, et sur personne d’autre » — trace un horizon sans compromis.
L’étude conjointe de ces trois textes dessine une carte de la transformation féministe. Friedan ouvre la porte à la participation. Beauvoir fournit le langage pour critiquer les structures qui la sous-tendent. Lilith exige d’aller plus loin, jusqu’à la disparition de la domination à sa racine.
Pour les sociétés, les implications sont immenses. Friedan a transformé le monde du travail et la législation. Beauvoir a changé la philosophie et la compréhension culturelle de soi. Lilith, moins institutionnalisée, a changé l’imaginaire : elle enseignait que le féminisme n’est pas seulement une lutte pour les droits des femmes, mais un remaniement radical de l’autorité — dans la famille, la sexualité, la politique et au-delà.
En fin de compte, il nous faut les trois. Sans Friedan, les portes restent fermées. Sans Beauvoir, les réformes restent superficielles. Sans Lilith, le rêve d’une vie sans subordination s’évapore. Ensemble, elles rappellent que le féminisme n’est pas seulement une lutte pour l’accès, mais une révolution sur la manière dont les êtres humains vivent ensemble.
Sponsors & Supporters
Skulpturenpark Waldfrieden – Tony Cragg pour UNDERGROUND VII – en coopération avec le Tanztheater Wuppertal Pina Bausch 2019 – RIEDEL COMMUNICATIONS AG – Fondation Jackstaedt – Fondation Klakwerke Oetelshofen – WSW
